vendredi 7 mai 2010

Lady Sings the Blues


Titre
: Lady Sings the Blues
Auteur : Billie Holiday (propos recueillis dans des interviews par William Dufty)
Genre : Autobiographie
Appréciation : Coup de cœur

Résumé :
« Papa et maman étaient mômes à leur mariage : lui dix-huit ans, elle seize, moi, j'en avais trois. Maman travaillait comme bonne chez des Blancs. Quand ils se sont aperçus qu'elle était enceinte, ils l'ont foutue à la porte. Les parents de papa, eux, on faillit avoir une attaque en l'apprenant. C'étaient des gens comme il faut qui n'avaient jamais entendu parler de choses pareilles dans leur quartier à Baltimore. Mais les deux mômes étaient pauvres, et quand on est pauvre, on pousse vite. »
C'est ainsi que débute ce récit autobiographique de Billie Holiday, tendu de bout en bout, écorché comme l'a été cette voix à nulle autre comparable ; un témoignage sur une existence faite d'épreuves que ponctuent le viol, la misère, la prostitution et la prison, la drogue et l'alcool et, toujours, le racisme. Un des plus beaux textes de musicien, qui dit comment brûler sa vie dans une Amérique blanche.

Extraits :
Alice Dean dirigeait un bordel de la rue tout près de chez nous, et je faisais régulièrement des courses pour elle et pour les filles. J'avais le sens du commerce à l'époque ! Je ne faisait jamais une commission pour quelqu'un à moins de cinq ou dix cents. Mais pour Alice et les filles, j'aurais couru n'importe où. [...] Quand Alice venait pour me payer, je lui faisais cadeau des sous pourvu qu'elle me laisse monter dans son grand salon écouter Louis Armstrong et Bessie Smith sur son phonographe. Un phonographe coûtait très cher à cette époque et, dans le voisinage, il n'y en avait nulle part ailleurs que chez Alice. C'est là que j'ai passé des heures merveilleuses à écouter pops et Bessie. Je me souviens de l'enregistrement de west End Blues par Pops et à quel point il m'avait soufflée. C'était la première fois que j'entendais quelqu'un chanter sans paroles : je ne savais pas qu'il chantait tout ce qui lui lassait par la tête quand il oubliait les paroles. Ba-ba-ba-ba-ba-ba et tout le reste avait de stas de sens pour moi, autant que d'autres mots que je ne comprenais pas toujours. Ça changeait, suivant mon état d'esprit, le même sacré disque me rendais tantôt si triste que je pleurais comme une madeleine, tantôt si heureuse que j'oubliais combien j'avais payé cher cette séance dans le salon. »

Je pense souvent à notre façon d'enregistrer à l'époque. En sortant du car, après un trajet de huit cent kilomètres, on filait directement au studio sans partition, avec du café et quelques sandwiches. Avec Lester, on buvait un truc qu'on avait baptisé « Top and Bottom », moitié gin, moitié porto. Je disais :
— Qu'est-ce qu'on fait, deux mesures ou quatre mesures d'intro ?
On me répondait :
— Faisons quatre mesures, un chorus, un autre, encore un et a moitié d'un.
Alors j'annonçais :
— Lester, tu prends les huit premières mesures.
Après, c'était le tour d'Harry Edison ou Buck Clayton pour les huit suivantes. J'ajoutais :
— Jo, juste les balais, pas trop de cymbales.
Maintenant, avec leurs putains de préparation et leurs arrangements sophistiqués, vous avez dix minutes pour graver huit faces, et il faut lécher le cul à tout le monde.
Quand j'ai enregistré Night and Day, je n'avais jamais entendu cette chanson de ma vie. En plus, je ne lis pas la musique. Eh bien, je suis entrée, Teddy Wilson me l'a jouée, et ça s'est fait. Avec des artistes comme Lester, Don Byas, Benny Carter et Coleman Hawkins, il se passe toujours quelque chose. Ils n'ont jamais eu besoin de préparation. »
Critique : Extraordinaire, ce livre. Vraiment. C'est un récit triste, comme prévient le résumé. Violée à 10 ans, dans un bordel plus tard, en taule à 15... Billie Holiday n'a pas eu une enfance heureuse, c'est le moins qu'on puisse dire. Et pourtant, c'est la force de cette autobiographie, quand on a fini de le lire, on se dit que putain, la vie est belle. Parce que la musique est là. Toujours, et coûte que coûte. Il n'y a pas pour surmonter les épreuves la force d'un dieu ou d'un autre des personnages. Ce qui remplit à la fois ces deux rôles, c'est la musique. Qu'importe le racisme, la pauvreté, la galère des routes. De toute façon, elle fera jaillir sa voix de la même manière. Lester Young jouera toujours de son saxo comme s'il chantait, et Benny Goodman fera toujours sonner sa clarinette avec le cœur. Une fois même, alors qu'elle chante dans le Sud des Etats-Unis avec l'orchestre blanc d'Artie Shaw, elle parvient à entrer dans un hôtel chic alors qu'elle est noire. Il paraissait tellement impossible au portier qu'une noire ose seulement demander à avoir une chambre là-bas, qu'il n'en a pas cru ses oreilles et les a laissés entrer... D'aventures en mésaventures, Billie est vivante, elle est avec le lecteur et l'emmène dans sa vie, simple et belle, juste présente, comme sa musique. Ce livre est une partition qui raconte une histoire avec des rondes (de 4 temps) pour les malheurs, mais des carrées, de huit temps, pour le désir de vivre.
J'ai fait une entorse aux coutumes de ce blog (j'espère que Rosedray ne m'en voudra pas ;-) en mettant deux extraits parce qu'il fallait montrer ces deux aspects du livre : la musique, toujours, malgré la misère.
Il faut aussi que je vous donne les paroles de Strange fruit, une chanson sur le lynchage des Noirs dans le Sud, dont le texte a été écrit par Lewis Allan et qu'elle a mis en musique avec son accompagnateur, qui reste sa chanson la plus célèbre et la plus belle, avec Gloomy Synday (à mon humble avis).

Southern trees bear a strange fruit,
Blood on the leaves and blood at the root,
Black body swinging in the Southern breeze,
Strange fruit hanging from the poplar trees.

Pastoral scene of the gallant South,
The bulging eyes and the twisted mouth,
Scent of magnolia sweet and fresh,
And the sudden smell of burning flesh!

Here is a fruit for the crows to pluck,
For the rain to gather, for the wind to suck,
For the sun to rot, for a tree to drop,
Here is a strange and bitter crop.


Les arbres du Sud portent un étrange fruit
Du sang sur les feuilles et du sang sur les racines
Un corps noir se balance dans la brise du Sud
Étrange fruit qui pend au peupliers

Scène pastorale du vaillant Sud
Les yeux exorbités et la bouche tordue
Parfum de magnolia, doux et frais.
Puis une odeur soudaine de chair brûlée

Voici un fruit que les corbeaux picorent
Que la pluie fait pousser, que le vent dessèche
Que le soleil fait mûrir, que l'arbre fait tomber
Étrange et amère récolte.

2 commentaires:

Rosemonde a dit…

WoOuah !! Il à l'air super comme bouquin ! Ça me fait un peu penser à "La Vie Blues", mais peux être qu'il n'est pas du tout pareil, non ? Cependant, ta critique me donne très envie de lire ce livre. Et non, je ne t'en veux pas, tu peux mettre autant d'extraits que tu veux. Mais pas tout le livre quand même ;-)
De mon côté moi, j'ai 3 critiques à faire :)

Kimaali a dit…

La différence avec "la vie blues", c'est que Billie Holiday a vraiment existé ;-) ! Et ce n'est pas vraiment le même style d'écriture, mais l'histoire est un peu celle-là, c'est vrai. Je vais écrire ma critique sur le Stephen King que j'ai lu en avril...